Image Ramón Tamames (à gauche) et Santiago Abascal (à droite) lors de la motion de censure.
Adaptation en français de l’article publié originellement sur Valencia Plaza.
Le 21 et 22 mars 2023, lors de la motion de censure présentée en Espagne par le parti d’extrême droite Vox, nous avons assisté à une reconfiguration de l'éternel cliché qui divise la politique nationale : les deux Espagnes. C'est ainsi que Ramón Tamames –le candidat proposé pour diriger la motion– s’est exprimé, en accusant différents groupes parlementaires de créer une situation « d'ami ou d'ennemi » qui faisait penser aux deux Espagnes de la Guerre Civile (1936-1939) : une rouge et une bleue, une catholique et une anticléricale, une progressiste et une conservatrice. Cependant, Tamames n'a pas souligné que des nos jours une partie de l’Espagne – la même qui accuse le reste de menacer la cohésion sociale– insiste sur le fait que l'autre est illégitime, ce qui constitue un danger qu’on ne peut pas ignorer.
Un des principaux piliers de la démocratie est le débat public. La démocratie a besoin de pôles opposés qui s'affrontent et qui sont en désaccord, qui savent négocier et arriver à des engagements dans l'intérêt de la collectivité. Mais le respect de l'adversaire est encore plus important. Pour que notre système fonctionne, il est essentiel que tous les représentants politiques considèrent le rival comme un adversaire légitime, que chacun accepte l’éventualité de la défaite et assume le fait que la démocratie est fondée sur le respect de la diversité. Cela nécessite l'acceptation explicite, publique et constante de règles communes qui garantissent que l'institution démocratique, dans sa pluralité, est au-dessus d'un parti ou d'une idée.
Loin d'être garanti, ce postulat est à nouveau sérieusement menacé. Parmi les nombreux coups qui lui sont portés, l'un des plus inquiétants est peut-être l'obstination avec laquelle de larges secteurs de l'arc parlementaire qualifient le gouvernement Espagnol de traître.
Selon l'article 581 du Code Pénal, la trahison s'applique à quiconque "incite une puissance étrangère à déclarer la guerre à l'Espagne ou conspire avec elle dans le même but". En d'autres termes, il s'agit d'un crime applicable dans des cas très spécifiques directement liés à la guerre. Cependant, au-delà de la définition juridique, la gravité d'accuser publiquement un sujet de trahison réside dans ce que le mot symbolise. Preuve de l'extrême offense que la trahison représente dans notre société, Dante Alighieri a réservé le neuvième et dernier cercle de l'enfer à ceux qui la commettent. Car, au bout du compte, accuser quelqu'un de trahison, c'est l'accuser d'agir contre nous, de favoriser l’intérêt de l'autre au détriment du nôtre. Dans le cas d'un gouvernement, ceci implique de l'accuser d'aller contre la nation, contre les citoyens qui ont élu ce gouvernement et contre ceux qui, de bonne foi, travaillent pour le bien commun.
Vox est un parti issu principalement des mécontentements à la droite du Parti Populaire (PP). Cependant, sa transition de parti marginal à troisième force politique est due à son positionnement vis-à-vis des changements politiques de 2015 (apparition du parti de gauche radicale Podemos) et 2017 (crise Catalane). En d'autres termes, la raison d'être de Vox repose sur deux antis : l'antiféminisme et l'anticatalanisme, chacun associé à son réseau respectif de sujets connexes. D'une certaine manière, la montée du parti de Santiago Abascal peut être comprise comme l'évolution radicale et ultraconservatrice du parti Ciudadanos, fondé en 2006. Ciudadanos a basé l'essentiel de ses campagnes électorales de 2019 sur une diabolisation constante non seulement de l’indépendantisme catalan, mais aussi de tout autre parti représentant une vision territoriale ou linguistique alternative à celle de Madrid. Pourtant, l'anticatalanisme n'est pas le seul élément que Vox a hérité du parti d'Albert Rivera et d'Inés Arrimadas. En fait, l'appel constant à l’illégitimité du PSOE en tant que parti de gouvernement a été l’une des stratégies de communication les plus exploitées par Ciudadanos en 2019, lorsque le parti orange se sentait fort, avec des possibilités de dépasser le PP et d'atteindre la présidence du gouvernement. Au cours de cette année, durant laquelle ont eu lieu des élections locales, régionales, européennes et deux fois générales, Ciudadanos a systématiquement attaqué le Parti Socialiste, lequel avait conclu des accords avec ceux qu'ils appelaient les "populistes" et les "nationalistes/séparatistes"; les premiers étant représentés par Unidas Podemos et les seconds par n'importe quel parti de tendance plus ou moins nationaliste. Tout cela a été résumé par Ciudadanos dans le concept de "Pactos de la infamia" (pactes de l’infamie), avec lequel ils ont désigné une centaine de municipalités dans lesquelles le PSOE s'était mis d'accord avec UP ou avec des partis régionaux aussi différents que Compromís (Communauté Valencienne), Junts per Catalunya (Catalogne), le BNG (Galice) ou le PNV (Pays Basque).
Ce dernier tweet résume la logique qui sous-tend le concept de « Pactos de la infamia ».
Pour Ciudadanos, le PSOE "choisit toujours le nationalisme et le populisme plutôt que le constitutionnalisme". Cela implique de qualifier d'inconstitutionnels les presque sept millions d'électeurs, sur un total de vingt-six, qui en avril 2019 ont voté pour des partis régionaux ou pour ceux qui se situent à gauche du PSOE.
Vox a approfondi la manière de procéder de Ciudadanos dans deux directions.
De l'accusation d'anticonstitutionnalisme, il est passé à celle d'anti-espagnolisme et de l'accusation d'infamie à l'accusation de trahison. Dans cette logique, la nation –définie à son image – est placée au-dessus de la Constitution. En conséquence, tout groupe opposé à Vox, seul garant et défenseur de la nation espagnole, peut être qualifié d'"anti-Espagne", en particulier les secteurs liés au féminisme, au monde LGTBI+, au changement climatique ou aux politiques migratoires, mais aussi les cercles académiques et médiatiques. D'autre part, ils ont tissé des assimilations de sens dans lesquelles, si quelqu'un appartient à un point du réseau, il appartient à l'ensemble du réseau. En ce sens, un indépendantiste de Vic, une féministe de Séville, un enseignant de langue basque et un politicien de gauche de Madrid ont un trait commun : ils ne correspondent pas à l'idée que Vox se fait de l'Espagne et, par conséquent, ils sont "anti-espagnols" et font partie de la trahison de l'Espagne perpétuée par Sánchez, le PSOE et le gouvernement de coalition. Ou, pour le dire avec leurs propres mots, ils font partie d'"une législature infâme qui a commencé avec un gouvernement incapable et lâche, et qui se termine avec un gouvernement illégitime et traître".
Avec cette façon de concevoir la démocratie, les adversaires politiques deviennent des ennemis et ceux qui défendent des positions différentes deviennent des traîtres. C'est l'un des discours qui s'est normalisé au cours de la dernière législature. Il est devenu fréquent d'entendre des accusations extrêmement graves contre des représentants politiques démocratiquement élus, des accusations qui qualifient de traîtres des hommes politiques, des idées, des langues légitimes et qui, en fin de compte, méprisent tout ce qui ne correspond pas à cette vision restreinte, centraliste, ultraconservatrice, monolingue et catholique de l'Espagne.
On a pu le constater lors de la motion de censure. Peu importe le résultat du vote d'un acte aussi calculé dont Ramón Tamames lui-même a fini par dire qu'il ressemblait plus à un meeting qu'à une session parlementaire. L'une des leçons de la motion, et que le Partido Popular jouera un rôle crucial à cet égard, est qu'il existe des positions incompatibles avec un système démocratique. Dans une démocratie, l'intolérance ne peut être tolérée.
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